9.25.2016

La mémoire et les textes sont remplis d'objets qu'on ne pourra plus appréhender



S'arrêter d'écrire et aller chercher du côté de Pialat. Ce que cet homme a à dire, sa façon de le dire, sans concession - un matériau brut dont la surface est justement la force, une présence élémentaire.

T'as changé hein, depuis quelques semaines, je t'observe
J'ai changé, en quoi j'ai changé ?
Je sais pas, tu souris plus beaucoup
Moi ? 
Qu'est ce qu'il y a qui ne va pas ?
Y'a rien
Ben je sais pas tu souriais beaucoup plus qu'ça dans le temps, et quand je dis dans le  temps, c'était y'a un mois, deux mois*   (dialogue Pialat/Bonnaire dans "À nos amours")

À une période j'ai revu tous les films de Pialat, ça m'a bouleversé.

S'arrêter d'écrire donc et revoir ce court métrage, "L'amour existe", enfouis dans la mémoire - à la façon dont quelque chose fait déjà partie de soi-même, est devenu son propre souvenir. Cet objet inappréhendable, que l'on part rechercher quand-même. Qui fait le décalage constant, les anachronismes, les chevauchements.

Début de film : roulements, passagers, files et foules. Coupure brutale du bruit dans lequel on s'était installés confortablement. Présence d'une voix presque trop "off" :

Longtemps j'ai habité la banlieue, mon premier souvenir est un souvenir de banlieue. Aux confins de ma mémoire, un train de banlieue passe, comme dans un film. 
La mémoire et les films sont remplis d'objets qu'on ne pourra plus appréhender.


Ma première maison était une maison de banlieue, on disait à l'époque : un quartier. À une extrémité construite de la ville, près des cités d'urgence, des jardins ouvriers. Les rocades à peine dessinées. Une maison mitoyenne, trois portes donnant directement sur le boulevard. Une maison de fonction. Bitume, poussière, la terre qui volait les jours de vent, comme si tout restait à construire. Une sorte de far west, d'éloignement. L'école aux grilles de laquelle je m'accrochais pour regarder les enfants jouer était plantée là, au centre d'un carrefour, au milieu du vide. Tout était neuf ou à construire. Cette banlieue je l'ai quittée très jeune.


















Ma seconde maison de banlieue était un appartement à loyer modéré, de fonction aussi, occupé par mes grands-parents. Un point de chute. J'y ai passé 15 ans d'enfance. J'y ai joué, j'y ai grandit. Je l'ai circonscrit de tours de vélo, de patin à roulettes. Courses, balançoires. Allers retours. Qui accompagnait qui à l'église, au parc, aux courses ? Plus tard, je m'y suis  ennuyée aussi.



















Ma troisième maison de banlieue, j'y ai vécu 9 ans. C'est une maison neuve, nous l'avons construite. Période d'implication, de naissance, de démarrages. Moment de transition, pourtant la fin de quelque chose qui fut notre vie urbaine. L'endroit me fait penser à celui de mes grands-parents, ses jardins communaux, son esprit populaire. On dirait que ça marche, mais ça ne marche pas. Sauf à ne pas y regarder de près. C'est une dureté. Et mieux ça s'urbanise et plus on l'éloigne, cette dureté. Mais elle est toujours là sous-jacente. La banlieue finalement c'est toujours le lieu repoussé. 
















Qu'est-ce qu'on fait alors avec nos souvenirs ? Avec leur propension à rester où ils sont ou bien à faire surface et à se mélanger avec d'autres, avec ceux des autres, ceux de Pialat par exemple. Comment on les transforme par l'écriture ? Par l'écriture, comment on les rapproche ?


Dès la sortie du tunnel tu cherches des yeux la longue caravane, la yourte

bordure à l'extérieur de la ville, revers précaire

charnière (ralentissement)

quelque chose d’enfance

au-delà des cabanes

des souvenirs bricolés bien sûr et qui ne tiennent qu'à un fil

quelqu'un pour une fois est assis devant, se réchauffe à un feu

c’est peut-être lui, passager intérieur, le frère de ton frère, le début de ton début

ceux que tu cherches

ils ont changé depuis leur départ, ils ne sont plus tout à fait les mêmes

ils apparaissent entre les routes et les ponts

entre le sable et l'eau, au lever du soleil

les tissus sèchent

un manège pour faire trotter les chevaux

une cavalcade d'ordures ménagères

les grues remodèlent l’horizon, sans cesse

les fausses montagnes font écran

une rangée d’arbres nous cache les uns des autres

mais depuis le pont, quand tu regardes, tout se touche

l'homme assis sur ses talons et le joggeur dans les allées du parc

les tentes mongoles et les friches en espalier

les meulières le long de la voie

les arbustes des talus broyés comme des cannes à sucre

péniche VÉGA devant le Mékong

est-ce qu'écrire ces chevauchements sur ton carnet érode un peu la réalité 

entame la surface, travaille à sa porosité ?

lignes ajoutées entre des lignes anciennes, notations palimpseste

(la feuille est ramollie, souple, le carnet a finit par doubler de volume dans ta poche) 

tu ne peux pas gober le paysage entier, lisse et dur, refermé

ni accepter qu’il soit totalement écartelé et nu

découpé en rondelles - en parcelles - en portions

en zones à urbaniser ZUP - en priorité

zones d’aménagement ZAD - différé

ZAC - concerté

plutôt grimper sur les hauteurs de sable

appeler de là-haut en secret une incertitude toujours entretenue

nos paysages pauvres, nos friches, nos jointures

nos portraits impossibles à déplier

comment nous reconnaître sinon, comment nous retrouver ? 

("À l'approche", travail en cours)

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